MUNDUS PATET (LE MONDE EST OUVERT) OU LE JAUNE DANS LE TROU NOIR


12.8.2019
CHRISTOPHE DOMINO

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Méphistophélès à Faust
— Monte ou descends ! C’est tout un !
Goethe
 

Cela commence du côté de M87*, au cœur de la galaxie elliptique Messier 87, dans la constellation Virgo A à quelque chose comme 50 millions d’années-lumière de distance dans la constellation de la Vierge. La nouvelle est toute fraîche, et fait bouillir chez les astrophysiciens. Ce n’est pas cette fois encore que l’on mettra à bas l’héritage des conceptions d’Einstein sur la relativité. Entre rêve et calcul, entre cauchemar et théorie, l’idée de trou noir vient de faire un bond. L’hypothèse est antique et Pythagore lui-même aurait à s’en réjouir, mais voilà qu’un cap est franchi dans cette connaissance théorique, avec grand bruit et forts échos jusqu’à la vulgate médiatique, la presse s’étant empressée : car le débat scientifique et les spéculations mathématico-cosmologiques ont trouvé un arbitre de choix, celui que l’on ne saurait contester, la preuve qui s’impose aux yeux de tous. Oui, aux yeux : car le témoin clef, celui qui balaye les doutes des sceptiques et met à l’unisson experts et béotiens, que l’on voit désormais partout, c’est une photographie. Faut-il réveiller l’archè de la photographie pour le souligner, le savoir commun reconnaît dans tout ce qui se nomme ainsi : photographie, un potentiel véridictoire singulier. M87* a donc son portrait. Ses six milliards et demi de masses solaires tiennent désormais dans un cliché. Et c’est sa forme photographique qui en assure le succès planétaire, depuis qu’avec un sens certain du destin des images, la communauté scientifique l’a dévoilé dans un rituel réglé, avec révélation sur écran grand format. L’événement est de nature planétaire : la communication scientifique internationale en a été faite au travers de six conférences simultanées le 10 avril 2019 dans six points du globe, à Bruxelles, Santiago du Chili, Shanghai, Tokyo, Taïwan et Washington.
Certes, on objectera que l’appareil dont il provient appartient plutôt à la post-photographie. Elle est le fruit d’un dispositif de prise de vue qui déborde la seule logique optique, mais relève du dispositif de l’Event Horizon Telescope (EHT, littéralement le Télescope de l’horizon des évènements, appellation prometteuse), réseau international d’observatoires situés de par le monde qui, mettant en commun des données radioélectriques et au prix de calculs par interférométrie et d’un algorithme idoine aboutit à ce document. Postpho- tographique et dû à un téléscope, mais rejoignant la préoccupation du photographe paysager et sa dépendance au temps qu’il fait (la photo couleur, c’est bien plus beau avec du soleil, non ?). Tout virtuel qu’est cet appareil-là, il a besoin du beau temps, simultanément, au Groenland et au Pôle sud, à Hawaï, au Chili et en Espagne. Plus que la fabrique de l’image ici (d’ailleurs obtenue par superposition de 7 millions d’images), c’est la force iconique du cliché, sa diffraction à l’échelle planétaire au travers des média, sa puissance de mythe qui fait porter l’attention sur l’échelle cosmique. Et tout cela pour observer un trou. Noir.
 
COSMOS ET MUNDUS
 
À dire vrai, le trou cosmique fait mythe depuis longtemps et, pragmatiques, les Romains ont ramené sur la terre ce que les Grecs identifiaient comme le Cosmos, dont l’omphalos de Delphes marque le centre ——1, et qui désigne l’organisation ordonnée et harmonieuse de l’univers, conformément à la pensée de « l’harmonie des sphères ». Le latin le nomme mundus. Dans la Rome antique, est ainsi dénommé l’umbilicus Urbis le « nombril de la Ville ». Il est un site de rituel mi-social mi-religieux, politique et symbolique, « à la fois le centre symbo- lique de la cité et un centre cosmique », d’après l’historien de l’Antiquité Michel Humm ——2, que je suis largement ici. « Les descriptions du mundus laissées par les sources antiques sont en effet ambiguës : d’une part, il s’agirait d’une fosse de fondation dans laquelle les compagnons de Romulus auraient jeté des ‹ prémices › ainsi qu’une motte de terre de leur pays d’origine; d’autre part, il s’agirait d’une cavité souterraine dans laquelle on pouvait descendre, mais qui était normalement maintenue fermée parce que vouée aux dieux Mânes ou aux divinités infernales, et qui était exceptionnellement ouverte trois fois par an, à des jours marqués dans le calen- drier par les lettres MP (mundus patet : « le mundus est ouvert »), au cours desquels il n’était possible de mener à Rome aucune activité publique ou pri- vée. (...) Le mot mundus désigne donc à la fois la voûte céleste du monde et l’ouverture du monde souterrain (...) ». Le mundus contiendrait de la sorte un message philosophico-politique d’inspiration pythagoricienne : l’ordre du monde s’y reflète, mais aussi les profondeurs souterraines, royaume des morts mais aussi source de vie, toujours selon les sources de Michel Humm, comme F.-H. Massa-Pairault qui précise comment on y célébrait Pluton et Proserpine, symboles de l’union des deux parties du monde, chthonienne et uranienne, car « les divinités infernales sont essentielles dans la fondation des cités parce qu’elles garantissent la reproduction des générations. Elles en conservent les semina (semences) et sont à l’origine des saecula naturalia (des générations naturelles) ——3. La Rome des IVe et IIIe siècle offre ainsi une intuition païenne de ce que l’astrophysique tend à vérifier : le trou noir cosmique est cette sorte de figure double, où se joue la disparition de la matière et sa régénération, comme le mundus offre la béance vers le monde des morts et la possibilité de la génération elle-même.
Le mundus est – si l’on me permet cette métaphore photographique – un sténopé magistral avec ceci que comme le sténopé, il est le lieu d’une inversion : les forces lumineuses ouvrent vers leur contraire, les ténèbres telluriques. Cette fosse, creux ou bosse, est faite temple, et dans la géométrie des imaginaires les plus lointains, marque le passage de l’immensité céleste à l’échelle humaine. Une géométrie qui se joue sur toutes sortes de figures : l’axe vertical pointé vers les essences, les idées platoniciennes, les logements de la plupart des dieux terrestres. L’axe sur lequel courent les totems anciens et les télescopes d’aujourd’hui, mais aussi païenne et moderne la Colonne sans fin de Brancusi à Târgu Jiu, ou encore les érections monumentales que le pouvoir aime à s’offrir. À Rome comme ailleurs, tel axe ne se manifeste qu’au point où il coupe le plan de l’étendue à mes pieds : ainsi chacun de ces ombilics tend à se vouloir centre du monde, marque du pouvoir politique, ramené à l’être-là. L’appropriation humaine de l’ambition cosmique prend alors toutes sortes de dimensions, et se gave avec délice des vertiges que produisent les bascules d’échelle.
 
FIGURES DE L’OMBILIC
 
La spirale qui orne l’atroce gidouille du Père Ubu dit à la fois l’expansion impé- riale et le ventre obscène du despote, centrifuge et centripète : elle se retrouve dans le nombrilisme que la culture du narcissisme – pour reprendre sa formule titre à Christopher Lasch – tatoue sur tant de peaux, auto-marquage de saison du parc humain, sous le label de l’identité, du self-branding.
La figure de l’ombilic trouve toutes sortes de matérialisation : elle est le point des inversions du haut au bas, de dehors au dedans, de toutes les bascules et des échanges amniotiques. Tout passe en effet par le nombril. Son usage chez Freud résonne fort, car, comme le décrit le libre emprunt que je fais à la psychanalyste Jeanne Lafont ——4, s’il l’emploie « pour décrire le processus inconscient du rêve [c’est] parce que ce terme porte déjà pour lui, cette double caractéristique énigmatique. Il (...) semble possible de l’éclairer, à partir de l’ombilic dans les mathématiques, et son destin dans la théorie des catastrophes. (...) L’ombilic du rêve évoqué par Freud [désigne] ‹ au dernier terme, le centre d’inconnu qui n’est point autre chose comme le nombril anatomique qui le représente, que cette béance dont nous parlons ›, ce ‹ nombril du rêve ›, (...) point où ‹ l’angoisse comme ancien souhait refoulé ›, est aussi Désir (...), point particulier ‹ instable › d’un système, au sens des catastrophes de René Thom » dont la topologie comprend des ombilics en nombre. (...) « Pour la psychanalyse, l’ombilic est un point d’instabilité d’un système, toujours en mouvement. (...) Dans cette aire des instabilités du système, il y a des points catastrophiques, c’est-à-dire des points d’instabilité extrême, qui sont pensés comme des limites. L’ombilic angoisse/désir en est un. » Rendons à la psychanalyse cet effort de donner figure à ces passages corps-monde et retour, et envions la liberté dont elle se dote de passer à son tour au travers des régimes, symboliques et mythiques, somatiques et cosmogoniques. Mais revenons dans le champ visuel.
 
DE L’OBSERVATION À LA GÉNÉRATION
 
La passion scopique a trouvé un fameux relais avec la pratique photographique, et l’expérience optique a alimenté sans fin avec constance et progrès cette capacité à comprimer comme à détendre l’espace, à éprouver cette bascule de l’infiniment grand à l’infiniment petit, et retour. Les machines à voir, telles qu’en particulier le XVIIe siècle hollandais en connaît vont ainsi assurer la continuité pressentie par l’Antique du macro au micro et inversement ——5. L’observation, serait-elle instrumentée, trace ce raccourci entre science et charlatanerie, entre la dimension cosmique et les vies fourmillantes qui se jouent sous le regard. Van Leeuwenhoek s’ébaubirait sans doute comme tout le monde devant l’image de M87*. Croisant Rembrandt et l’investigation anatomique, Vermeer et sa camera oscura, Spinoza le polisseur de lentilles avec Leibnitz par-dessus son épaule, Van Leeuvenhoeck au cœur de la Hollande du XVIIe observe tout ce que l’on peut observer, et plus encore. Un temps géomètre arpenteur attaché à la ville de Delft, il écrit sur les comètes dans le ciel de l’Europe. Mais c’est du côté du petit que son œuvre marque, lui, l’inventeur du microscope et infatigable observateur des animalcules, explorateur du monde invisible à l’œil nu. Son biographe, Philippe Boutibonnes —— 6, situe le personnage dans son contexte politique, intellectuel, religieux comme scientifique. Et c’est cette croisée qui le rend remarquable, par l’invention technique et méthodologique, par l’importance de ses découvertes. « Dans la nouvelle pratique d’observation, qui s’oblige à utiliser les ‹ machines optiques ›, l’œil est comme détaché du corps (...) – ce qui fera dire à Svetlana Alpers que l’image microscopique est produite ‹ par un organe sans corps ——7 ›. Le regard est alors en mesure de percevoir la contexture et le mouvement des « globules » dont chaque corps, dense ou poreux et composé. Mais le changement d’échelle, qui lui rend sensible l’agencement de la matière, plonge l’observateur, et Leeuwenhoek le premier, dans un ‹ monde différent de celui où se trouve le reste des hommes › —— 8 » —— 9. C’est Leeuwenhoek qui découvre et identifie les spermatozoïdes dans la liqueur séminale. Et qui même, le 18 mars 1676, les dessine. L’un des mystères qui préoccupe Van Leeuwenhoek (et son temps avec lui), c’est celui de la génération. Peut-on imaginer qu’il fallut cette cuisine expérimentale dans les humeurs pour établir la connaissance savante de génération ? Entre la plongée dans l’invisibilité du mundus et celle dans la vision dans la matière organique, l’engendrement relève d’une connaissance aveugle, suffisante pour assurer la perpétuation de l’espèce cependant. « Toutes les bêtes copulent, des plus belles aux plus horribles; le pou, la puce et le ciron, comme l’homme, sont pourvus de génitoires. (...) Tous, tant qu’ils sont, quadrupèdes ou vermines, produisent à leur maturité des petits vers; c’est par eux que se réalise la descendance, et c’est la seule manière. Pourquoi alors devrait-on avoir recours à une supercherie, à cet engendrement irrégulier, à cette génération sans parents ? Non il n’y a qu’un seul mode de procréation. Nous devons y croire. Le prix à payer à cette adhésion est l’abandon d’une part de nos rêves » ——10. Le microscope a ramené sur terre la vie sous-visible. L’engendrement idéal, façon immaculée conception, s’évanouit sous la lentille de l’observateur. L’union cellulaire noue le vivant, qui se déploie par le cordon, l’ombilic que chaque ventre porte comme ce point de contact des dimensions désormais, de plus en plus commensurables.
 
DU FLUIDE SÉMINAL AU TROU NOIR RETOUR
 
Dans un temps insituable, futur sans doute mais pas très éloigné du nôtre, dans un espace banal, l’intérieur sévère d’une architecture technique mais déjà patinée par l’usage, vit un homme, jeune, taciturne, qui veille sur un bébé. Un univers carcéral, sans nuit et jour mais dans un bain électrique glauque. Une colonie pénitentiaire, vaisseau spatial lancé dans l’espace galactique dans une quête sans promesse de conquête. C’est le temps gluant de la prison pour longue peine, qui croise celui du temps incommensurable du voyage interstellaire sans destination. Claire Denis, avec High Life, se joue du genre où elle s’inscrit, le cinéma de science-fiction : un imaginaire hors cadre, auquel le film ne se rattache que par quelques signes pauvres, scaphandres, écrans d’ordinateur, rare vue sur le vaisseau terne dans l’entre-lumière de l’espace. Embarqués sans référence précise à leur passé criminel et sans nommer la possibilité d’un futur, une troupe de femmes et d’hommes hantés. Dont, embarquée elle aussi dans ce voyage sans retour, un médecin de bord en mission pour une obsessionnelle tâche qu'elle s'est forgée sans doute de prélèvement de sperme et de procréation, qui lui est interdite. Situation et personnages mettent à nu les relations entre désir, plaisir, sexe, fornication, engendrement, amour, redistribués hors des normes et règles sociales terriennes. La déterrestration et le passage hors temps, associé au traitement prosaïque du récit et à la frontalité des personnages font du film un apologue puissant qui met en jeu, à son tour, l'échelle des corps et des mondes, le fluide séminal et l’espace interstellaire. L’engendrement filial y relève d’une conception non pas immaculée comme l’avant-Van Leeuwenhoek pouvait le croire, mais d’un dérèglement, d’une dé-naturation du principe de fertilité qui bouleverse l’ordre générationnel. Un père et sa fille sont condamnés au Jardin d’un Eden cosmique, qui les conduit droit dans la dimension vertigineuse et dévoratrice, dans l’œil d’un trou noir. Le film apporte la figure complémentaire à celle produite par l’EHT : le trou noir à l’image prend l’aspect d’un rayon de lumière jaune, d’une illumination —— 11. La tension entre les contraires, le chiasme irréductible entre naissance et mort, entre le vu et l’invisible, entre le hors mesure, le temps de la lumière et le temps de l'amour, y compris du plus insensé peut-être qu'est l'amour filial, se joue de l'échelle et traverse au-delà des corps. Toute science sue, toute connaissance connue, ce vertige n'a pas encore trouvé de résolution, pas plus que le destin des héros de High Life.
Quand le mundus était ouvert, il restait un trou noir, laissant la place à l'imaginaire, s'en remettant au travail des œuvres de l'art et de l'esprit, au doublement de la fiction, de la méta- phore et de la production symbolique comme condition vitale. Lyotard relevait, au détour d’un paragraphe de Discours, Figure —— 12 intitulé Parenthèse sur le peu de réalité : « Très mince différence entre être dans la lune et sur la lune ».
 

——1 Ombilics et omphalos sont des figures que les anthropologues connaissent bien, chez les grecs, tout part d’une histoire d’engendrement et de ruse de mère, celle de Rhéa pour sauver Zeus de la dévoration par son Cronos de père; chez les Celtes, voir par exemple L’omphalos celte, aimablement signalé par Baptiste Gille. https://www.persee.fr/doc/rea_0035-2004_1915_ num_17_3_1869 consulté le 10 avril 2019.
——2 J’emprunte le regard sur Rome à un article de l'historien de l’Antiquité Michel Humm (dans la revue Histoire urbaine 2004/2 (n° 10), pages 43 à 61, accessible sur https://www.cairn.info/revue- histoire-urbaine-2004-2-page-43.htm#no26
——3 F.-H. Massa-Pairault, cité par Michel Humm op.cit.
——4 Jeanne Lafont, Ombilic du rêve, comme catastrophe – Colloque Angoisse et Désir 15/09/06. https://docplayer.fr/29927504-J- lafont-ombilic-du-reve-comme-catastrophe- colloque-angoisse-et-desir-15-09-06-1.html, consulté le 23 mars 2019.
——5 Cf. Machines à voir, pour une histoire du regard instrumenté (XVII–XIXe siècles), anthologie de textes sur les instruments de vision réels ou imaginaires, pour la science, le spectacle. Édition établie par Delphine Gleizes et Denis Reynaud, Presses Universitaire de Lyon, 2017, Lyon.
——6 PhilippeBoutibonnes,VanLeeuwenhoek, l’exercice du regard, Belin, 1994, Paris. À noter que l’auteur a cultivé la double vie d’universitaire en microbiologie et d’artiste. Son œuvre est concentrée dans un travail graphique, entre écriture et peinture, non sans lien avec son attention de biographe.
——7 Philippe Boutibonnes citant Svetlana Alpers, L’art de dépeindre, la peinture hollandaise au XVIIe, [1983], Gallimard, 1990, Paris.
——8 Philippe Boutibonnes citant Locke, Essai philosophique concernant l’entendement humain, [1689], 1972, Vrin, Paris.
——9 Philippe Boutibonnes, op.cit., p.9
——10 Philippe Boutibonnes, op. cit., p. 238
——11 Claire Denis a précisé que cette saturation en jaune, couleur exclue du décor du film, s’était décidée au travers d’échanges avec Olafur Eliasson. C’est ainsi la couleur de l’artiste qui vient combler l’instant lumière, défiant ainsi les années-lumière des astronomes.
——12 Jean François Lyotard, Discours, Figure, 1985, édition Klincksieck, p. 285

KATIE BOUMAN / NASA

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